Centre Pompidou
« Dans un de ces cahiers inédits de la drogue datant des années 1950 et 1960, le « Cahier jaune », l’écrivain et peintre Henri Michaux voit s’animer sous drogue une image photographique de magazine. C’est l’occasion pour lui de se dire que, décidément, avec les hallucinogènes même plus besoin d’aller au cinéma :
(soir)
½ haschich 7h15
dîner 7h30
2ème moitié à 7h45
et café … (7h55) n’ai pas besoin d’aller au
cinéma (route où passe auto
(de 2 mn davantage. Je suis devant la photo.
je regarde passer[1]
L’hallucination est l’essence même de la folie. L’halluciné a « la berlue, la bévue, le tintoin[2]», il est victime des illusions et des erreurs que fait subir à ses sens la maladie mentale. Pour Michaux, c’est simple : halluciner, c’est être « victimé par l’image[3] ». En état de conscience modifiée ou de folie artificielle, les tapis volent, la plante lui parle, la porte de la chambre recule, le réfrigérateur est l’entrée d’un tunnel, par la fenêtre un démon aux yeux de feu le fixe, dans un magazine une femme cherche à le séduire.
A l’heure où la science multiplie les expérimentations pour se mettre en état de folie artificielle avec les hallucinogènes, comprendre l’hallucination équivaut à comprendre la maladie mentale. L’exploration la plus systématique possible figure de la perception sans objet figure donc en haut de la liste du programme de recherche des scientifiques lors du premier Congrès mondial de psychiatrie en 1950. Les médecins vont expérimenter les drogues hallucinogènes (mescaline, LSD, psilocybine) sur eux-mêmes et sur des patients, pour pénétrer ce domaine inconnu de la conscience où se produit l’évènement de la perception sans objet. Mais, au fil des expérimentations, les scientifiques constatent que le problème de l’hallucination reste toujours le même : il faut la décrire. Pour tenter d’y remédier, les psychiatres recourent au dessin et à l’écriture pendant les séances et introduisent des écrivains et des peintres dans le cercle expérimental. De ces derniers, ils attendent une documentation de première main parce qu’émanant d’individus formés à la saisie de la sensation (l’esthésie). Dans ce cadre, Michaux va occuper une place fondamentale, témoignant pendant une dizaine d’années par l’écriture et la peinture de son exploration des hallucinogènes.
[1] Henri Michaux, « Cahier jaune ». Archives Michaux.
[2] Jean-Etienne Esquirol, Des maladies mentales, Paris, 1838, rééd. Les introuvables de la psychiatrie, Paris, 1989, p. 80.
[3] Henri Michaux, Connaissance par les gouffres, t. II, p. 103. Toutes les références aux ouvrages de Michaux sont données à partir de l’édition de Raymond Bellour, avec la collaboration d’Ysé Tran) des Œuvres complètes de la Pléiade chez Gallimard en trois volumes (1998, 2001, 2004). L Dans les sections « Du même auteur » des rééditions tardives des ouvrages sur les drogues, Michaux indique sous « livres sur la mescaline » les titres suivants : Misérable miracle (1956), L’Infini turbulent (1957), Paix dans les brisements (1959), Connaissance par les gouffres (1961), Les Grandes Epreuves de l’esprit et les innombrables petites (1966), Vers la complètude. Saisie et dessaisies (1967), Moments. Traversées du temps (1973), Par surprise (1983), Le Jardin exalté (1983). »
Sous la direction de Jean-Pierre Criqui
Sommaire :
Dans ce numéro, les chercheurs mettent en lumière différents artistes, peintres et plasticiens, modernes et contemporains.